La nuit tombe sur Chambord. Dans quelques minutes, les invités se rendront au cocktail. Pour l’heure, les
chasseurs - riches industriels, hommes politiques ou personnalités
étrangères - se rassemblent pour rendre les derniers honneurs aux
sangliers tués dans la journée. Devant eux, sur un lit de branchages,
les bêtes sont alignées selon leur taille. A leurs côtés, les rabatteurs
tiennent les flambeaux pour éclairer le "tableau" de cette chasse
présidentielle. Les sonneurs - bottes noires, redingote et bombe sur la
tête - font retentir leur trompe. Les gardes républicains à cheval
complètent ce décorum. Les regards, eux, sont tournés vers l’horizon :
au loin, le soleil se couche sur le château de François Ier.
Ce spectacle risque de disparaître. Pour réduire les dépenses publiques, Nicolas Sarkozy vient d’annoncer la
suppression des chasses présidentielles. Ne subsisteront, à Chambord,
que des battues de sangliers destinées à réguler le gibier peuplant les
5.000 hectares de ce domaine clos, grand comme la moitié de Paris. Des
parties de chasse toujours très convoitées. Qui attirent des patrons du
CAC 40, le directeur général de la police nationale Frédéric Péchenard,
des socialistes comme Pierre Joxe, Michel Charasse, des élus de droite
tel David Douillet… Voire des non-chasseurs comme Roselyne Bachelot,
Christine Boutin ou Maurice Leroy. Le tout dans la plus grande
discrétion. La consigne est tacite : pas de noms, pas de photos.
Les chasses présidentielles ont toujours été un lieu de pouvoir. Les chefs d’Etat de la Ve République
l’ont vite compris. De Gaulle, le premier. Même s’il ne chasse pas, le
Général vient assister aux battues de Rambouillet - autre domaine de
chasses présidentielles. Posté derrière ses invités, il commente
ironiquement, dit-on, les tirs manqués: "Encore raté!" Les
parties de chasse prennent une autre dimension avec son successeur
Georges Pompidou, qui, lui, participe régulièrement aux traques de
Chambord. Ses conseillers, Pierre Juillet et Marie-France Garaud,
veillent sur ce trésor. C’est l’époque des grands travaux :
désensablement et remise en eau des douves, rénovation du mur d’enceinte
et achèvement du canal pour disposer d’une vue magnifique sur le
château.
"Giscard d’Estaing était insatiable et jaloux"
Pompidou y retrouve régulièrement le même petit cercle d’initiés : parmi eux, Serge Dassault, Alain
Peyrefitte, le baron Elie de Rothschild, le résistant et député Claude
Hettier de Boislambert, et bien sûr son ami l’industriel François Sommer
et sa femme. Les chasses sont autant d’occasions pour des rencontres
informelles. Parfaites pour nourrir quelques conversations privées et
parler affaires, autour d’un verre le soir, ou, au besoin, dans la Land
Rover du Président entre deux battues.
Jusqu’au bout, Pompidou reste fidèle à cet endroit magique. Quelques semaines avant sa mort, il y chasse
pour la dernière fois. L’atmosphère est pesante. Ce jour-là, à l’heure
du déjeuner, le Président se tient seul. D’habitude les invités se
pressent autour de lui. La journée n’est pas bonne: le Président n’abat
aucun sanglier… Son successeur, Valéry Giscard d’Estaing, profite lui
aussi de sa passion pour soigner ses relations publiques. Il convie à
ses chasses le futur roi d’Espagne Juan Carlos, le duc d’Edimbourg et de
nombreux chefs d’Etat africains qui l’invitent en retour à des safaris.
Tout est minutieusement préparé. Des motards de la République,
raconte-t-on, remettent les invitations aux différents convives. La
veille de leurs arrivées, les services de Chambord reçoivent les
dernières consignes par fax: "On savait, pour la première traque, qui
devait être placé à droite et à gauche du Président dans la voiture,
idem pour les suivantes." Le soir, contrairement à l’ère Pompidou, chacun a une place assignée à la table du Président.
Ce dernier soigne ses invités, mais tend à se réserver la meilleure place lors des battues. "Giscard d’Estaing était insatiable et jaloux. Il ne supportait pas qu’un invité réussisse mieux que lui",
raconte un ancien du domaine. Cette image de grand chasseur, armé d’une
paire de Purdey, la rolls des fusils, a pu lui nuire. Et nourrir de
nombreuses légendes: le Président débarquerait parfois en hélicoptère.
Se ferait exceptionnellement servir par du personnel en perruque et en
costume Grand Siècle. Lors de l’attentat de la rue Copernic en 1980, il
aurait mis plusieurs jours à réagir, trop occupé à chasser.
Quand François Mitterrand prend le pouvoir, il songe d’abord à supprimer ces chasses entre privilégiés.
Mais les ligues de chasseurs, les agents de l’ONF et des politiques l’en
dissuadent. "Tous les chasseurs ne sont pas des viandards, allons", plaide son frère Philippe, un grand tireur. Et son ami François de Grossouvre argumente: "Savez-vous que de Gaulle avait fait des chasses présidentielles un lieu de pouvoir essentiel?" Mitterrand capitule. Et nomme Grossouvre, fondu de chasses et collectionneur d’armes, "président du comité des chasses présidentielles"*.
L’homme à la rose ne vient jamais: il n’aime pas la chasse. Quand un faisan tué s’abat sur Grossouvre et
lui casse une côte, il commente, acerbe: "Que voulez-vous, la nature s’est vengée!"
Pourtant, rien n’échappe à Mitterrand. D’octobre à décembre, on lui
soumet chaque semaine une liste prévisionnelle d’invités. Le Président
raye parfois un nom, puis valide au stylo: "Vu, F. M." Dans ce
répertoire, de grands industriels comme Serge Dassault, Roland Peugeot
et toute une série de ministres africains et du Moyen-Orient. On croise
le prince du Maroc ou le frère du président syrien Rifat el-Assad, qui,
au cours d’une fausse manœuvre, faillit blesser Francis Bouygues.
Le prince Rainier de Monaco, remarquable tireur, s’y rend avec ses filles, que Grossouvre regarde
d’un œil admiratif… On y voit aussi des politiques comme Michel
Charasse, Charles Hernu, Gaston Defferre qui vient avec son professeur
de ball-trap, René Monory, l’ancien garagiste devenu président du Sénat,
intarissable sur ses souvenirs de rallyes automobiles… L’occasion de
nouer des contacts. De vendre éventuellement quelques Mirage. De trouver
des financiers pour débloquer un projet. Sans faire de bruit. Le
socialiste ne souhaite pas afficher ouvertement ce qui ressemble à une
survivance de la monarchie.
Kadhafi exige une chasse dans la forêt de Rambouillet
A Rambouillet et à Marly, chaque invité - ils sont une douzaine par chasse - a un agent de l’Office
national des forêts à sa disposition. Quelqu’un chargé de lui passer son
deuxième fusil et les cartouches à tirer. Chargé également d’assurer sa
sécurité. Indispensable quand certains diplomates aiment tirer le fusil
sur la hanche! "C’étaient des chasses grandioses. On faisait voler de jolies quantités d’oiseaux",
explique Jean-Paul Widmer, le directeur des chasses présidentielles de
l’époque. Imaginer des centaines de faisans s’envolant dans un ciel
d’automne. Des oiseaux lâchés dans le parc vingt-quatre jours après leur
naissance à la faisanderie du domaine, rabattus par 80 personnes, et
s’élevant au-dessus des buissons soigneusement taillés. Résultat: 600
oiseaux tirés en moyenne. Là aussi, les tableaux de chasse sont soignés.
Quand le prince du Danemark est de la partie, on dessine le blason
danois avec le gibier.
Un cérémonial qui peut choquer les non-initiés. En 1995, Jacques Chirac, pressé par sa fille Claude et
Brigitte Bardot, annonce la suppression des chasses présidentielles. Le
contraste est trop grand avec son slogan de 1995 sur la fracture
sociale. Les tirées présidentielles disparaissent à Rambouillet et à
Marly-le-Roi (Yvelines). Il ne reste que Chambord et ses "battues de régulation". Du moins officiellement. "Les
chasses présidentielles n’ont jamais disparu, assure René Souchon,
ancien du comité des chasses présidentielles, devenu président de
l’Office national des forêts jusqu’en 1995. Je me suis vu imposer
plusieurs invités par l’Elysée." Lors de sa visite en France en
2007, le colonel Kadhafi exige par exemple qu’on lui organise une partie
de chasse dans la forêt de Rambouillet.
Les chanceux qui ont participé aux traques de Chambord relativisent. "C’était une chasse tout ce qu’il y a de plus normal. On mange beaucoup mieux
ailleurs, raconte un convive. Ici, ce qui est fabuleux, c’est le cadre
et l’organisation!" Fin 2009, Pierre Charon, nommé président du
domaine national de Chambord, rêve de redonner à ces parties de gâchette
leur lustre d’antan. Six mois plus tard, le couperet tombe: les chasses
présidentielles sont supprimées. En principe. "Cela ne fermera
jamais, pronostiquent les connaisseurs. Il faudra toujours tuer du
gibier. Il y aura encore des chasses, peut-être avec moins de faste."
Certains sont même prêts à faire des efforts, comme le vice-président
du groupe chasse à l’Assemblée Patrice Martin-Lalande, député UMP de
Loir-et-Cher: "On peut faire des économies sur les réceptions. Je suis même prêt à venir avec mon sandwich."
*Le Dernier Mort de Mitterrand, Raphaëlle Bacqué, Grasset.
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